Où s’ancre cette réflexion…
En parcourant de nombreux articles et le livre HHhH de Laurent Binet, j’ai constaté que l’historien est transformé par rapport à son objet d’étude, il le modifie en fonction de son engagement personnel avec ses émotions, ses connaissances et ses croyances d’une part et les mythes sociétaux et la période dans laquelle il vit, d’autre part.
Transformé tel l’anthropologue décrit par Mauss dans son essai dsur le Don, qui n’est influencé par son observation d’un peuple, lui-même se sachant observé.
Le romancier puise son inspiration et le cadre de son intrigue dans les faits historiques.
Les questions soulevées dans cet articles sont les suivantes:
Quelles sont les frontières entre l’histoire et la littérature ? Sont-elles nécessaires et, plus généralement, sont-elles indispensables dans une société démocratique ? Que permettent-elles ?
Quelles sont les influences mutuelles entre la littérature et l’histoire ? Quelles en sont les différences ?
Quel public s’intéresse aux romans historiques et quel en est le succès ?
Avènement du roman historique
Jusqu’à la fin du XVIIIème siècle, l’histoire sert de décor ou de fond d’intrigue dans la littérature classique. Avec la Révolution Française, une rupture s’opère; de l’humanité entre dans l’histoire.
Le concept de l’histoire change et le roman utilise cette évolution pour trouver une nouvelle forme explicitement historique[1] (pour afficher les notes en bas de page, veuillez cliquer ici).
Au XIXème siècle, le véritable roman historique naît. La période romantique est féconde et plus l’histoire devient une science, plus le roman historique tire sa légitimité du besoin de narration[2].
Avec la Première Guerre Mondiale, le roman historique prend place dans le genre romanesque du XXème siècle. Il relève surtout de l’imagination alors que l’histoire est nourrie par une ambition de connaissance de plus en plus scientifique.
Après la Seconde Guerre Mondiale, un bouleversement s’opère autour du personnage. Le personnage est vu comme acteur individualisé de l’histoire[3], laquelle va hériter des privilèges du roman; une dimension littéraire entre dans le récit de l’histoire au travers de l’art de la mise en scène et de l’engagement personnel de l’historien. L’historien est transformé par rapport à son objet d’étude.
Le succès du roman historique est expliqué par le fait qu’il entretient un rapport contemporain à une historicité problématique. L’amateur d’histoire voit dans le roman historique une mise en forme séduisante de problématiques. Les lecteurs attendent le récit des grandes catastrophes historiques d’un siècle riche en bouleversements et en confusions.[4]
Rapports entre Histoire et roman
Les rapports entre histoire et roman ont évolués au cours des dernières décennies.
L’histoire en tant que récit du passé humain doit trouver son bien fondé, sa légitimité, ses caractéristiques dans la quête de la vérité par le biais d’une méthodologie scientifique[5] en rejetant l’imagination et l’invention. L’objet d’étude de l’histoire est problématique et ce serait réducteur de le penser uniquement comme des données quantifiables soumises à l’observation, à l’expérience.
L’histoire vise une interprétation des faits où se mêlent la subjectivité de l’historien et les valeurs, les concepts, de son époque[6].
Selon Gérard Genette[7], on doit admettre qu’il n’existe ni fiction pure ni histoire si rigoureuse qu’elle s’abstienne de toute mise en intrigue ou procédé romanesque.
Ce n’est donc pas l’histoire qui fait l’historien mais l’historien qui fait l’histoire.
La littérature ne peut être considérée comme un acteur passif, elle ne se contente pas de représenter ou d’illustrer des faits. La littérature fabrique également du savoir intelligible par l’histoire culturelle et par l’histoire générale. Citons entre autres les œuvres de Balzac ou de Zola qui se font l’écho de la vie quotidienne et sociale de certaines franges de la population à une époque donnée.
Les historiens font entrer la littérature romanesque dans le corpus de leurs sources[8].
On peut parler d’un certain tournant émotionnel de l’histoire. L’analyse de la hiérarchie qui se dessine entre les sens, les correspondances qui les nouent, les messages qu’ils délivrent, les représentations de l’humain, qui sont celles d’un individu ou d’un groupe obligent à l’invention de sources[9]. Un déplacement du centre de gravité de la recherche historique, les sources considérées comme essentielles se révèlent insuffisantes.
La fiction devient alors tentante pour l’historien afin de réaliser une étude sur les émotions ou les représentations qui n’ont laissé aucune trace. “Comment étudier l’histoire de la douleur avec les sources usuelles ?”, souligne Alain Corbin[10].
La tentation de passer au roman est forte mais le risque de sombrer dans un anachronisme psychologique est important.
En s’appuyant sur le probable, l’historien peut donner au lecteur les clefs qui lui permettront d’écrire dans sa tête le roman historique.
Néanmoins, il est possible d’identifier et de décrire avec précision le quotidien et la vie des soldats dans les tranchées par le biais d’une archéologie minutieuse sans avoir recours à la fiction; c’est ce que Patrick Boucheron nomme une histoire au ras du sol[11], à base de sources.
L’historien peut faciliter le voyage dans le passé de son lecteur et le mettre en garde contre ce qu’il juge étrange, ou incohérent, sans pour autant user de la fiction[12].
Quid des front!ères ?
Selon Pierre Nora, Il doit exister une frontière nette et claire entre l’histoire et la littérature qui passe par l’écriture: écriture historique et écriture romanesque[13].
La relation au corps social est l’objet même de l’histoire. Contrairement à l’écriture romanesque, elle est le produit d’un lieu social dont elle découle.
L’histoire est un métier. Écrire l’histoire suppose le recoupement, l’analyse et le traitement de sources. L’historien est dans une démarche, il s’appuie sur une question, sur une tradition déjà constituée par des moyens dont il dépend.
Contrairement au roman, l’historien doit dire ce que l’histoire permet et ne permet pas.
Vers un mentir vrai ?
Les romans contemporains sont historiques de manière affichée ou latente[14] de par la contextualisation des intrigues, des questionnements sur la place de la mémoire, des reflets d’une période donnée, etc. La tendance majeure du roman actuel tient dans la dilution du romanesque dans l’historique.
Il est intéressant de reconnaître à la fiction sa légitimité critique. Les discours tenus par l’histoire sur le roman varient en fonction des œuvres. L’histoire hiérarchise ses appréciations et interprète le discours du texte littéraire. L’histoire accepte le mentir vrai et exerce son rôle lorsqu’elle dénonce le mentir faux[15].
Le roman emprunte à l’histoire pour situer la nature et la dimension historique de ses personnages. Pour être recevable, la fraude ne doit pas être clandestine.
Laurent Binet, dans HHhH, fait état de ce dilemme permanent entre la restitution une scène à base des sources dont il dispose et la tentation d’aller plus loin et de fictionnaliser le récit en ajoutant ce qu’il pense qui se serait réellement passé[16].
Le roman peut tendre à l’expression d’une autre vérité ou à l’enrichissement de la vérité. Il s’agit d’une des prérogatives de la littérature: faire réfléchir[17].
Le roman historique permet d’introduire des personnages de second plan dans l’histoire, au premier plan. Les grands-hommes, eux, passent à l’arrière-plan[18].
Toujours dans HHhH, Binet met au premier plan Heydrich, le bras droit d’Himmler et également les deux tchécoslovaques Jozef Gabčík et Jan Kubiš chargés d’assassiner Heydrich.
Le roman a pris une direction herméneutique importante, il est fondé sur la conviction que l’histoire est une “école de liberté” qui favorise la médiation sur l’homme. Il ne doit pas retracer la totalité des causes d’un évènement.
L’écriture au présent d’un fait passé permet de lire le roman comme un récit qui nous touche de manière contemporaine qui se vit selon la dynamique d’une enquête policière[19].
Le passé exploré ne passe pas, la fiction permet de le regarder en face. Le roman historique apparaît comme un besoin individuel, en réponse à des interrogations ou des fantasmes[20].
Il appartient au roman d’assumer une part de la vérité du passé. Les historiens livrent leur expertise sur la vraisemblance du récit.
Pour conclure
Des frontières semblent donc bel et bien exister entre histoire et littérature. Même si les deux disciplines sont connectées, si leurs ressources ou procédés entrent en interaction, la distinction entre les genre peut être effectuée. L’écriture historique, comme l’expose Nora, permet d’établir le distinguo entre la littérature et l’histoire de par sa scientificité, sa méthode, son traitement de sources.
Une archéologie minutieuse permet d’échapper à la tentation pour l’historien d’avoir recours à la fiction pour décrire une histoire du quotidien, des émotions.
Il est nécessaire d’avoir des frontières entre les disciplines historiques et littéraires, qu’elles soient floues, distinctes, ou encore interconnectées, elles sont décelables tantôt par le procédé stylistique utilisé, écriture historique ou écriture romanesque, tantôt par l’admission volontaire de la fraude.
Ces frontières entre les vérités littéraires et les vérités historiques constituent une des prérogatives des sociétés démocratiques, des sociétés ouvertes[21].
Les fraudes, les emprunts, les ajouts dans les romans ne sont pas gratuits, ils comblent des insuffisances (de la vie, culturelles, historiques par manque de sources). La fiction est un art dans les sociétés où la foi est encline à la remise en question, aux crises, où il y a une incertitude sur le monde[22].
Dans une société fermée, l’histoire s’imprègne de fiction et devient fiction car elle se créé en fonction des dogmes religieux ou politiques, la distinction entre la vérité littéraire et la vérité historique disparaît et devient une forme hybride qui fonde, justifie ou soutient la réalité[23].
La légitimité critique du roman historique ne doit pas non plus être dénigrée. Il permet de plonger au présent dans un monde passé et de revivre des évènements parfois tombés dans l’interstice des disciplines littéraires et historiques, de remettre au premier plan des « individus de second ordre » et de mettre, l’espace d’un roman, les acteurs de premier plan au second.
Le succès qui découle de ce genre littéraire est lié à la dynamique d’intrigues, de rebondissements, d’une écriture au présent et des questions que soulèvent l’histoire. Rappelons qu’une des prérogatives de la littérature est de faire réfléchir.
La Seconde Guerre Mondiale a donné lieu a un nouveau type de roman historique, pour un public friand des grands bouleversements et des grandes crises du XXème siècle.
Le roman historique peut être perçu comme miroir de notre temps.
Cas du réel merveilleux
Dans cette optique, étudions un cas spécifique d’utilisation du roman, in extenso du roman historique et donc, plus globalement de la littérature, comme moyen de permettre à un peuple d’affirmer et de construire son identité.
L’écrivain Alejo Carpentier va écrire un manifeste pour le real maravilloso ou réel merveilleux, qui sera la préface de son roman Le royaume de ce monde[24]. Le real maravilloso est un mouvement qui s’inscrit dans le discours identitaire latino-américain qui a pour but de rejeter l’influence européenne, de s’en défaire.
Le réel merveilleux est un objet de foi, s’intègre spontanément, naturellement dans la réalité au même titre que les faits ou les objets quotidiens. La magie est perçue comme une ouverture à la culture primitive aux mythes les plus archaïques de tout le continent.
Le real maravilloso participe au patrimoine de toute l’Amérique qui selon Carpentier, contrairement à l’Europe, n’a pas épuisé tous ses mythes[25].
L’objectif est pour Carpentier de participer à un processus de reconstruction identitaire dont l’ambition est de réécrire l’histoire par l’intermédiaire de la fiction[26] et d’explorer la spécificité d’une communauté.
Pour réaliser cela, Carpentier se base sur un important travail documentaire et relate sur septante ans (1750-1820) l’histoire des esclaves d’Haïti, leur révolte, la répression dans le sang, etc.
Carpentier fonde son roman de manière historique mais le transfigure par le mythe.
Le roman à la base historique de Carpentier est donc fictionnalisé par des ajouts identitaires, magiques, mythologiques et permet de se démarquer d’une culture qui ne ressemble pas à celle de son peuple. On pourrait parler d’un certain type de littérature historique militante, et pour revenir au sous-thème de cette conclusion d’un miroir de notre temps.
Avec leurs moyens propres, l’histoire et le roman se rejoignent dans l’exploration des composantes de l’historicité des hommes, des individus, des sujets : identité, mémoire, héritage : le roman historique nous parle de nous, aujourd’hui.